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Le verre, comme métaphore de l'existence

Texte par Isabelle Riendeau - Critique d'art, commissaire et historienne d'art

VIE DES ARTS No 174

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'Le verre, comme métaphore de l'existence'

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D'òu venons-nous? Où allons-nous? Nous nous sommes tous, un jour ou l'autres, interrogés su ces inéluctables questions existentielles avec plus ou moins d'insistance. Susan Edgerley en a fait son leitmotiv.  Elle s'interroge, depuis (trente cinq) ans, sur le sens de l'existence, la fragilité de l'être, le passage du temps et le cycle de la vie, bref, se nourrit d'événements pour mieux inscrire les émotions dans la matière.

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La production de l'artiste verrier s'élabore, depuis le milieu des années 1980, autour de cinq thèmes principaux: Les Berceuses, Fleeting Glimpses (Aperçus éphémères), Scarecrows (Épouvantails), Storytellers (Conteur), Poupée et La semence.  Elle surprend par son audace et les combinaisons parfois insolites que provoquent les matériaux hétéroclites. Les installations de verre s'accompagnent toujours d'autres matières: le cuivre, le papier et le fer forgé, la plupart du temps.  Il n'est pas rare de voir le verre s'éclipser discrètement jusqu'à disparaître.  Entre les matériaux s'instaure un dialogue et une complicité certaine.  L'artiste fait ainsi parler les contraste et les divergences, n'hésite pas à combiner des matériaux fragiles et solides, des éléments neufs, sans histoire, et des pièces marquées par l'usure du temps et laissées à l'abandon.

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La féminité exacerbée

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Sans être féministe, l'oeuvre d'Edgerley propose un langage dans lequel la féminité, dans toute sa complexité, prédomine.  La réflexion que porte l'artiste sur des phénomènes aussi universels que la naissance, le jeu et la fertilité se traduit par des sculptures aux formes ovoides dont l'apparente fragilité dissimule une grande force intérieure.  Avec sa première série, Les berceuses, Susan Edgerley annonce d'emblée ses couleurs et son parti pris d'exprimer les préoccupations, les craintes et les joies que connaissent toutes les femmes sans toutefois les rendre de manière explicite.  Elle suggère plutôt des pistes de lecture et des associations pour guider le spectateur dans sa découverte de l'oeuvre aux multiples interprétations.  Plus récentes, les pièces de la série Poupées prennent l'apparence de toupies de frite de verre (éclats de verre obtenus par le contact du verre en fusion avec l'eau), ces jouets pour enfants, abordant ainsi la notion de ludisme.  Très ironiques par l'intrusion inopinée des barbelés qui circonscrivent le verre et des longues tiges de fer forgé qui se dressent telles des armes, les poupées d'Edgerley symbolisent la fragilité de l'enfant qu'on tente de protéger et de rassurer.  Avec La semence, les références aux thèmes féminins deviennent plus subtiles et les oeuvres, plus abstraites, schématisées et épurées, sans que leur impact en soit pour autant diminué.

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Évocatrice, mais symbolique, l'oeuvre de Susan Edgerley ne se laisse pas aisément capturer.  On doit la considérer dans son ensemble pour l'apprécier, car chacune des sculptures constitue le prolongement logique de la suivante.  From the One aborde l'être humain, unique et individuel dans son rapport à la collectivité et au monde.  Les notions d'interrelation et d'interdépendance y sont traitées.  Les nombreuses pièces de cette installation semblent toutes faites à partir du même moule, mais en y regardant de plus près, leur spécificité nous frappe.  Disposées de façon très rythmée les unes à côté des autres, ces 'entités' ovales allongées suggèrent la répétition, la multiplicité, la continuité (celle de l'espèce?).  Les allusions à la fertilité, à la fécondité et aux débuts de la création se font plus suggestives dans Six

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Cells ou dans With/Within/Without où les sculptures illustrent la fécondation des ovules et la division des cellules desquelles la vie émergera.  Dans un tout autre registre, les oeuvres de la série Scarecrows constituenet sa seule allusion jamais faite au féminisme.  Avec ces danseuses aux robes de gaze et de barbelées qui empruntent parfois les traits d'un épouvantail, l'artiste réagit face à une éducation stéréotypée.

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Transgresser les apparences

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Dans sa versatilité, son apparence constamment changeante, sa fragilité, sa pureté et sa translucidité, le verre répond à un besoin précis: permettre à l'artiste de communiquer ses sentiments profonds et sa perception du monde.  Or, Edgerley ne se dévoile que partiellement à travers ses oeuvres opaques, ensevelies mystérieusement sous une couche de sable polychrome.  De la même façon, le verre n'est pas aisément perceptible.  Il faut aller au delà de la surface granuleuse et opaque, 'éplucher' les multiples couches du verre pour apercevoir cette percée lumineuse.  Edgerley s'amuse également à piéger nos sens et tester notre perception des choses en donnant au verre l'apparence de la céramique, du métal, du cuivre.  Les possibilités sont illimitées et les leurres, nombreux.  À l'image d'un caméléon qui se pare des couleurs de son environnement pour mieux se fondre dans le décor, les sculptures de Susan Edgerley soulèvent toute un réflexion sur l'être et le paraître, le vrai et le faux.  Combinées au sein d'une même oeuvre, les matériaux deviennent interchangeables, rendant ce jeu trompeur et déconcertant.  Si fragile lorsqu'il se trouve en frite de verre et en même temps solide comme un roc lorsqu'il se présente par masse, le verre est parfois plus imposant que les minces tiges de cuivre.  Comme quoi le matériau le plus solide n'est pas nécessairement celui que l'on croit.

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Les cycles de la vie

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Deux événements marquant, situés aux antipodes l'un de l'autre sur l'échelle émotionnelle (la naissance de sa fille et le décès d'un ami cher) marquent un tournant dans la carrière de Susan Edgerley.  Transformée par ces événements bouleversants, l'artiste attendra l'année 1994 pour produire La Semence, une série qui témoigne de ses réflexions sur le sens et la pertinence de la création.  Ces installations illustrent le côté cyclique de la nature et les différentes étapes de la croissance des végétaux et des êtres humains.  Tels des arbres dont les bourgeons se pointent dès l'apparition du printemps, Core, Cluster et Wish, de la même série, symbolisent les cycles de la vie et l'entropie : la naissance des plantes et des êtres, représentées par les formes ovales, leur croissance puis, inévitablement, leur dépérissement et leur mort.  L'extinction de ces végétaux est illustrée par les minces tiges de cuivre qui, en se propageant au sein des éléments, s'incrustent dans la vie pour la détruire.

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Cela répond à la promesse d'un éternel recommencement.  L'intérêt pour le temps, le mouvement et les cycles atteint son paroxysme dans sa plus récente installation Vau, qui, en Hébreu signifie unité et multiplicité.  Avec cette installation monumentale présentée tout récememment à la 'Art Gallery of Peterborough', l'artiste revient à l'essentiel, épure complètement l'oeuvre, la dépouille de ses artifices pour ne garder que le verre dans sa pureté et sa transparence.  La continuité,  la transformation et l'évanescence sont au coeur même de cette installation comme en témoigne la gigantesque spirale composée de centaines de squelettes de verre dont l'ombre se dessine au mur.  Selon l'artiste, cette installation se veut un regard sur le monde via un télescope - l'infiniment grand dans l'infiniment petit - ou encore, une observations microscopique d'une chaîne d'ADN grossie : ' l'infiniment petit écrit très grand'.

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Avec sa fragilité et en même temps sa force, ses zones s'ombre et ses couleurs, son opacité et sa translucité, sa constance et sa transformation, l'oeuvre de Susan Edgerley constitue une métaphore très poétique de la dualité de notre existence.

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