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Lignes - Catalogue d'exposition

Texte par Pascale Beaudet - commissaire, historienne d'art

Musée de Lachine 2010

Lignes

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La transparence et l'opacité sont habituellement associées au verre, mais dans ces Lignes, je souhaite aller au-delà de ces constatations.  De fait, combiner écriture, alignements et verre amène une autre façon de voir ce matériau familier.  Dans l'exposition, plusieurs de ses caractéristiques, parfois opposées, sont ainsi dégagées : la force et la fragilité, la délicatesse et la massivité, la banalité ( l'utilisation quotidienne du verre ) et l'unicité ( le caractère unique des oeuvres d'art), ainsi que quelques pans de son histoire.

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Au départ du projet, le Musée de Lachine m'a proposé de concevoir une exposition à partir d'oeuvres et d'objets de la collection permanente.  Le 'coefficient de difficulté' était élevé, puisque ces oeuvres et ces objets se répartissent sur plusieurs périodes historiques et que leur intégration du verre varie considérablement.  Après un temps de réflexion, il m'est apparu que l'intérêt des artistes pour les traits dans l'espace, les lignes virtuelles ou réelles, unissait toutes les oeuvres choisies et que cette thématique parcourt en filigane l'art des cinquante dernières années.

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D'entrée de jeu, quelques objets usuels de 19e et 20e siècles tirés de la collection ehtnologique du Musée déclinent une variété d'utilisation du verre.  Les oeuvres contemporaines se répartissent sur les quatre dernières décennies et l'on peut y percevoir divers courants et influences qui ont marqué l'art d'ici : le minimalisme, la sérialité et, plus récemment, le retour à une sensualité certaine des matériaux.  La lumière joue un rôle essentiel dans cette exposition : sans elle, le verre serait terne et sans relief.  Les oeuvres de Lisette Lemieux et de Susan Edgerley requièrent un éclairage spécifique, qui fait ressortir la transparence pour Lemieux et crée des ombres portées pour Edgerley, accentuant leur séduction.

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Différents types de lignes se trouvent dans les oeuvres.  Devant l'entrée extérieure du Musée, des parois de verre dessinent une série de lignes droites, qui forment un cube aux références modernistes, dans l' Hommage à Malevich d' André Fournelle.  À l'intérieur, les lignes formées par Bowling de Catherine Widgery et par Fluorescent/Plastique de Linda Covit, sont symétriques et récurrentes, alors que le sommet des Stèles de Lisette Lemieux est ondulé et d'aspect bleuté.  Ces alignments sont complémentaires des linéarités de Susan Edgerley.  Un travail plus conceptuel, celui de Patrick Beaulieu, ajoute avec une pointe d'humour les dimensions de la ligne brisée et de l'écriture proprement dite, qui n'étaient qu'esquissées.  Lisette Lemieux ayant aussi travaillé avec les mots, il m'a semblé pertinent d'ajouter quelques oeuvres plus récentes en plus de Stèles.

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Le verre en tant que matériau se situe aujourd'hui à l'intersection de l'art, du design et des métiers d'art, postition qui peut être considérée inconfortable, ce qui est révélateur d'une hiérarchie qui persiste à exister dans le milieu de l'art, bien qu'elle ait été battue en brèche depuis plus de trente ans.

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Au 16e siècle, dans les Vies des meilleurs peintres, sculpteurs et architects, l'artiste Giorgio Vasari donne à la sculpture une place privilégiée au sommet de la hiérarchie des arts, cela dans une volonté de créer un distinction entres artistes et artisans, afin qu les artistes accèdent à un status supérieur.  Cette stratégie a été amplement reprise par la suite.  Cinq siècles plus tard, malgré l'examen critique de ces conditions historiques par plusieurs historiens de l'art, l'inégalité persiste entre ces deux groupes.  Dans les années 1960, l'ouverture des artistes à des matériaux de plus en plus diversifiés, et en conséquence l'impossibilité de maîtriser toutes les techniques, a même contribué à cette situation, les artisans étant ceux qui exécutent le travail à partir de l'idée du concepteur-artiste.  À travers les Lignes se pose la question du statut de l'oeuvre d'art.

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L'ALPHABET DE VERRE DE SUSAN EDGERLEY

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​Le verre autant que la céramique se ressentent de la hiérarchie mentionnée précédemment, disciplines qui de plus demandent un savoir-faire si exigeant qu'il domine la dimension créative.  Embûche surmontée par Susan Edgerley dont l'habilité technique sert la pensée plastique.  Les tiges de verre travaillées au chalumeau prennent un aspect organique de branche translucide, que l'artiste explore encore davantage quand elle réalise des installations aux formes rondes ou spiralées, comme Birth, oü elle fait allusion aux cycles naturels.  Cet alphabet de branches à deux ou à trois tiges, apparemment limité, se trouve pourtant à produire des effets d'une variété étonnante selon la direction donnée aux formes dans l'espace.

​À l'organicité vibrante de First Letter et de Memory s'ajoute la dimension réflexive de l'écriture.  Le rythme de l'écriture avec ses penchés, ses reprises, ses blancs, ses régularités aussi, est reproduit par la façon dont les branches de verre sont disposées.  La mise en page d'une lettre, également.  Le sens, toutefois, en est absent, comme si la lettre était écrite dans une langue inconnue, encore à déchiffrer.  Une oeuvre de 2007, Secret Language of Love II, imite d'ailleurs l'allure et la disposition verticale des idéogrammes chinois, mais avec la même impossibilité de déchiffrement.

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Memory fait appel aux réminiscences comme aux manquements de la mémoire.  Les lignes de craie soulignent les silences de cette faculté, comme un tracé de cardiogramme plat annonce l'arrêt cardiaque.  Ces pauses créent des ruptures dans le rythme de l'oeuvre, des respirations saccadées.  Comme si le corps s'incarnait dans la forme même des mots.

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First Letter évoque, par son titre et sa forme, une lettre avec son en-tête, sa signature, et les variations de l'écriture manuscrite.  Dans cette oeuvre, le travail fait main, de plus en plus rare de nos jours, est mis en évidence ainsi que son quasi-anachronisme dans une ère oü  tout est produit en série, à l'identique.  En effet, une pièce travaillée au chalumeau ne peut jamais être parfaitement identique à une autre.  L'artiste est une virtuose du travail au chalumeau ou 'à la lampe', qui consiste à transformer des baguettes de verre après les avoir amolies par la chaleur.  Cette technique, dont les sources remontent à l'Antiquité, est redevenue populaire depuis les années 1990.  Susan Edgerley la pratique depuis quelques années et crée des installations complexes qui s'adaptent à chaque lieu d'exposition.

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Délicatesse, fragilité, séduction : toutes ces caractéristiques de l'oeuvre  [Memory] se conjuguent pour attirer le regard et intriguer.  Chaque élément est installé avec minutie, un par un, pour former ces lignes qui prennent leur origine dans l'écriture, mais dont le sens nous échappe, comme si elles étaient écrites dans un alphabet inconnu qu'il reste à déchiffrer.  L'oeuvre est disposée comme un texte suivi, journal ou texte littéraire, ponctué de silences.  Les tiges de verre présentant une parenté avec une branche ou une racine, l'oeuvre incite à penser qui l'être humain retrouve ses racines profondes dans l'écriture.  Les lignes de Susan Edgerley évoquent non seulement l'écriture manuscrite, dont l'usage tend à diminuer en cette épôque de claviers et de souris électroniques, mais elles font aussi allusion à la barrière entre les langues, et au-delà de celle-ci, à la difficulté à exprimer les émotions par le langage.

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